“Safaris humains” en Bosnie : des touristes italiens au cœur d’un scandale

Pendant la guerre de Bosnie, Sarajevo vivait sous les bombes et les tirs de snipers. Au milieu de ce chaos, une idée glaçante est apparue : des “safaris humains” où des hommes fortunés, venus notamment d’Italie, auraient payé pour tirer sur des civils. Des voyages organisés autour de la guerre, avec des fusils de précision, des collines comme poste de tir, et des habitants réduits à des cibles.
Ce qui pouvait sembler impensable ressort aujourd’hui dans l’actualité. La justice italienne enquête sur ces prétendus touristes de guerre accusés d’avoir payé jusqu’à 100 000 euros par jour pour participer à ces crimes. Derrière les mots, il y a des vies brisées, des familles en deuil, et une question simple et terrible : comment des gens ordinaires ont pu transformer une guerre réelle en terrain de jeu mortel.
Ce texte revient sur le contexte de la guerre de Bosnie, sur ce que l’on sait de ces “safaris humains” et sur les enquêtes actuelles qui cherchent à donner un nom et une responsabilité à ces actes.
Contexte : guerre de Bosnie, siège de Sarajevo et naissance des “safaris humains”
La guerre de Bosnie en quelques mots : qui se battait et pourquoi
La guerre de Bosnie a eu lieu entre 1992 et 1996, après l’éclatement de la Yougoslavie. Le pays se composait de plusieurs peuples, avec des religions et des identités différentes. En Bosnie, on trouvait des Serbes, des Croates et des Bosniaques (musulmans). Pendant des années, ils avaient vécu ensemble, souvent dans les mêmes quartiers, les mêmes écoles, les mêmes entreprises.
Avec la montée des nationalismes et la chute du régime yougoslave, les tensions ont explosé. Des dirigeants politiques ont utilisé la peur et la haine pour prendre le pouvoir. La propagande parlait de voisins devenus ennemis, de complots, de menaces contre telle ou telle communauté. La guerre a éclaté, et avec elle les expulsions forcées, les massacres, le nettoyage ethnique.
Les civils se sont retrouvés au centre du conflit. Villages incendiés, habitants chassés, familles séparées, tout cela faisait partie d’une stratégie de terreur. Dans ce contexte, Sarajevo, capitale de la Bosnie, est devenue le symbole d’une ville prise au piège.
Sarajevo assiégée : la ville encerclée et les civils sous le feu
Sarajevo a été assiégée pendant près de quatre ans. La ville était encerclée par les forces serbes bosniaques qui occupaient les collines autour. Les habitants vivaient avec des coupures d’eau, d’électricité, de chauffage. La nourriture manquait, les hôpitaux étaient débordés et mal équipés.
Les tireurs d’élite, appelés snipers, visaient les habitants dès qu’ils sortaient. Une rue en particulier a pris un nom sinistre, l’avenue des Snipers (Sniper Alley). Traverser cette zone pouvait coûter la vie à une personne qui allait simplement chercher de l’eau, du pain, ou se rendre au travail. Les enfants qui couraient pour rejoindre l’école ou un abri n’étaient pas épargnés.
On estime que le siège de Sarajevo a fait des milliers de morts et de blessés, parmi eux de nombreux enfants. Chaque sortie devenait un risque. Les habitants vivaient avec cette peur constante de la balle qui peut partir à tout moment, sans avertissement, depuis une fenêtre ou une colline.
Comment l’idée de “safari humain” a émergé pendant le siège
Dans ce décor de guerre, certains ont vu une occasion de profit et de divertissement. Des témoignages parlent d’hommes riches, parfois liés à des milieux d’extrême droite, passionnés d’armes, qui venaient de l’étranger pour tirer sur des civils. L’expression “safaris humains” est née de cette idée, choquante, de transformer la chasse à l’animal en chasse à l’homme.
Ces “touristes de guerre” ne venaient pas comme des soldats, ni pour défendre une cause. Ils venaient pour l’adrénaline, comme pour une expérience extrême, un voyage “unique”. Des membres de l’armée serbe bosniaque auraient organisé ces séjours, en fournissant des fusils de précision, des munitions et des positions de tir sur les collines.
Tout cela se faisait dans le secret. Ces pratiques étaient illégales, même en temps de guerre. Les victimes, elles, ne savaient pas qu’elles servaient de cibles à des étrangers venus payer cher pour avoir le droit de tuer.
Que s’est-il passé pendant ces “safaris humains” organisés pour des touristes italiens
Des Italiens fortunés qui payaient jusqu’à 100 000 euros par jour
Les enquêtes récentes parlent surtout de touristes italiens. Il s’agissait, selon les témoignages, d’hommes fortunés, souvent passionnés d’armes, parfois proches de groupes néofascistes. Ils n’avaient pas forcément un passé militaire. Certains avaient même l’air maladroits avec un fusil, comme de simples chasseurs de loisir transportés soudain dans une zone de guerre.
Les informations qui ressortent aujourd’hui évoquent des sommes énormes, jusqu’à 100 000 euros par jour pour participer à ces “safaris humains”. Ce prix comprenait le voyage, l’hébergement, l’armement, l’accès aux positions de tir, et, derrière, la promesse implicite de pouvoir tirer sur de vraies personnes.
Le contraste est rude. D’un côté, des hommes venus de villes calmes d’Europe de l’Ouest, avec une vie confortable, un travail, peut-être une famille. De l’autre, des habitants de Sarajevo qui luttent pour trouver à manger, pour protéger leurs enfants, pour survivre. L’idée de transformer la souffrance des uns en loisir meurtrier pour les autres dit beaucoup sur le degré de déshumanisation atteinte.
Un voyage organisé : de l’Italie aux collines de Sarajevo
Les récits évoquent un trajet bien rodé. Les touristes partaient de villes italiennes, comme Trieste, puis se rendaient à Belgrade, en Serbie. On parle de vols réguliers, comme s’il s’agissait d’un simple séjour à l’étranger. À Belgrade, ils étaient pris en charge, puis transférés vers les territoires tenus par les forces serbes bosniaques autour de Sarajevo.
Une fois sur place, l’armée locale leur fournissait des fusils de précision, des munitions et un encadrement. Ils étaient conduits jusqu’aux collines qui dominent la ville. Depuis ces positions en hauteur, ils pouvaient viser des zones exposées, comme la fameuse Sniper Alley, des carrefours, des ponts, des files d’attente devant des points d’eau ou des boulangeries.
Les victimes n’étaient pas des combattants en pleine offensive. Il s’agissait de civils non armés, des femmes, des hommes, des personnes âgées, des enfants. Le “touriste” n’avait qu’à suivre les indications d’un soldat local, viser, et tirer. Pour lui, quelques secondes de “frisson”. Pour ceux d’en face, une vie fauchée, une famille plongée dans le deuil.
Une tarification macabre : enfants, adultes, soldats et personnes âgées
Les témoignages parlent aussi d’un tarif macabre selon la cible visée. Les enfants auraient été les plus chers, comme si tuer un enfant rapportait plus de “prestige” dans ce jeu morbide. Venaient ensuite les hommes, surtout ceux en uniforme, puis les femmes. Les personnes âgées auraient parfois été “gratuites”, comme si leur vie comptait encore moins.
Ce système de prix montre une déshumanisation totale. Les victimes ne sont plus des personnes, avec une histoire, un prénom, une famille. Elles deviennent des catégories avec un prix, une valeur de “trophée”. La violence gratuite prend alors un visage froid, presque administratif.
Ces détails choquent parce qu’ils rappellent que la guerre ne se résume pas aux combats entre armées. Elle peut aussi devenir un espace où certains testent leurs limites, jouent avec la vie des autres, sans empathie, sans remords. Ici, la guerre est transformée en activité de loisir extrême, ce qui ajoute une couche de cruauté à un conflit déjà très brutal.
Les victimes oubliées : civils, enfants et familles brisées
Derrière ces histoires de snipers payants, il y a les victimes, souvent sans nom dans les articles. Le siège de Sarajevo a fait des dizaines de milliers de morts et de blessés, dont un grand nombre de civils. Des enfants ont été tués en jouant devant leur immeuble, en allant à l’école, en accompagnant un parent. Des familles entières ont été marquées à vie par la perte d’un proche.
Pour ces habitants, rien n’avait l’air d’un jeu. Chaque tir signifiait un corps à terre, des cris, une course vers l’hôpital, quand il y en avait un encore en état de fonctionner. Beaucoup de familles ignorent encore qui a tiré sur leur père, leur fille, leur frère. Les balles étaient anonymes, mais elles venaient parfois d’un touriste étranger venu chercher des sensations fortes.
De nombreux assassinats restent impunis. Certaines familles continuent de chercher la vérité, espérant un jour connaître le nom de ceux qui ont tiré, et voir la justice agir. La mémoire de ces victimes et la quête de justice restent des enjeux essentiels, même des décennies après la fin du conflit.
Enquêtes, mémoire et justice : que faire face aux “safaris humains” aujourd’hui
L’enquête italienne pour homicide volontaire aggravé
Trente ans après les faits, la justice italienne a ouvert une enquête pour homicide volontaire aggravé. Les magistrats cherchent à identifier les Italiens qui auraient participé à ces “safaris humains”. Ils s’appuient sur des témoignages, des archives, des documents issus des services de renseignement bosniens et slovènes, ainsi que sur les dossiers des tribunaux internationaux pour l’ex-Yougoslavie.
Les enquêteurs veulent des noms, des dates, des preuves concrètes. L’objectif est simple à comprendre : montrer que, même longtemps après la guerre, les crimes de guerre ne disparaissent pas. La distance dans le temps ne doit pas servir de refuge à ceux qui ont tiré sur des civils pour leur plaisir.
Ce type d’enquête envoie aussi un message aux sociétés européennes. Les citoyens qui participent à des crimes de guerre, même à l’étranger, peuvent être poursuivis chez eux. La guerre ne doit pas être un espace sans loi pour ceux qui paient le billet d’avion.
Rôle des journalistes, témoins et survivants dans la révélation de ces crimes
Si l’on parle aujourd’hui de ces “safaris humains”, c’est en grande partie grâce au travail de journalistes, de ONG et de survivants. Certains reporters ont enquêté pendant des années, recueilli des témoignages, confronté des sources, retrouvé d’anciens documents. Des documentaires ont donné la parole à d’anciens soldats, à des agents de renseignement, à des victimes.
Des témoins ont accepté de parler, parfois au prix de leur tranquillité ou de leur sécurité. Certains ont décrit ces étrangers habillés en tenues de chasse, mal à l’aise avec leur fusil, qui n’avaient rien du soldat aguerri. Ces récits ont été précieux pour briser le silence.
La mémoire des survivants est au centre de ce travail. Sans leur voix, beaucoup de ces faits resteraient cachés, ou seraient traités comme de simples rumeurs. Les tribunaux internationaux, comme le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, ont aussi joué un rôle en rassemblant des preuves, des témoignages et des archives qui servent encore aujourd’hui.
Pourquoi parler des “safaris humains” aujourd’hui : mémoire, prévention et responsabilité
En 2025, certains se demandent pourquoi revenir sur ces horreurs. La réponse tient en trois mots simples : mémoire, prévention, responsabilité. Parler de ces “safaris humains”, c’est rappeler qu’en Europe, il y a seulement trente ans, des civils ont été transformés en cibles pour riches amateurs de sensations fortes.
C’est aussi lutter contre la banalisation de la violence, contre l’idée que la guerre pourrait être un spectacle ou un loisir extrême. Les États ont une responsabilité envers leurs citoyens, même quand ceux-ci commettent des crimes à l’étranger. Fermer les yeux reviendrait à accepter que certaines vies valent moins que d’autres.
Enfin, en informer les jeunes générations, c’est montrer que ces conflits ne sont pas de vieux chapitres sans lien avec le présent. Les discours qui déshumanisent les autres, qui divisent, qui réduisent des groupes entiers à des stéréotypes, préparent souvent le terrain aux violences les plus graves. Nommer les crimes, reconnaître les victimes, c’est poser une limite claire.

